Un portrait que j'ai pris plaisir à écrire
Karl Lagerfeld ou le couturier…des mots
« Etre bien habillé, c’est déjà la moitié des choses de faites ». Karl Lagerfeld n’aime pas la mode, il la vénère. Au point de l’avoir érigée en ligne de conduite. Il aurait pu devenir prêtre ou danseur, comme l’avait prédit une voyante à sa mère. Horrifiée, cette dernière a tout fait pour l’en détourner. Il n’a donc jamais pris de cours de danse ni reçu d’éducation religieuse. Seul le baptême lui a été administré : on ne peut décemment pas se mettre hors la loi vis-à-vis de Dieu.
« Lagerfeld » c’est bien sûr ce couturier de renom, adulé des grandes prêtresses de la mode sur les cinq continents. « Karl », c’est aussi ce jeune allemand bourgeois qui a 15 ans habite un hôtel étudiant rue de la Sorbonne à Paris. Peu enclin au travail scolaire, il mène dans les années 50 la vie d’un dandy parisien dont il garde aujourd’hui le physique de jeune premier, pantalon noir et chemise blanche rappelant ses cheveux lustrés gris tirés en arrière. Il lit, dessine, engloutit voracement les ouvrages du XVIIIè siècle tel un lettré des Lumières. Cette vie insouciante, mondaine, loin du conformisme d’après-guerre l’attire, le définit même.
Un homme marginal ne pouvait prétendre qu’à une destinée originale. Son tremplin ? Balmain. S’en suivra une ascension fulgurante à laquelle il ne s’attendait pas et, pire, n’aspirait pas : « Tout a démarré assez vite, j’ai gagné un concours mais ne savais pas qu’on pouvait en vivre (de la mode). Je n’étais pas ambitieux, je voulais juste une vie agréable » Désintéressé Karl ? Peut-être l’est-on davantage quand on naît une cuillère en argent dans la bouche. Pour preuve, à ses débuts dans la mode, il gagne 35 000 francs, accepte volontiers les 40 000 autres de son père. « Le SMIC s’élevait à l’époque à 13000 francs » se plaît-il à comparer aujourd’hui.
Couture audacieuse, voitures somptueuses et garde robe fameuse, Karl le Grand affiche sans remords sa réussite. Il a tout fait pour, même si « il n’a pas l’impression de travailler puisqu’il fait ce qu’il aime ». Monsieur Lagerfeld veut bien passer pour un égoïste. Il n’a de comptes à rendre à personne. On lui reproche de ne pas donner à des associations caritatives ? Qui a dit qu’il n’agissait-il pas dans l’ombre, comme dans son enfance lorsque sa mère l’obligeait à passer par un intermédiaire pour donner une pièce à un mendiant ? Il n’a ni famille, ni enfants ? Ne peut-on pas plutôt y voir l’honnêteté d’un homme qui très jeune a fait le choix de vivre seul ? Sacha Guitry estimait « rester un fils car n’ayant jamais eu d’enfants » : Karl a t-il voulu prolonger, à vie, son enfance avec un père jugé « trop vieux » ? Lagerfeld l’éternel enfant. Du capricieux en culotte courte qui autorisait ses amis à utiliser ses six bicyclettes à condition qu’ils les nettoient. En passant par le titi parisien qui était capable de se présenter bras nus devant son père pour se faire offrir une veste en cashmere sur le chant. Au quasi septuagénaire récupérant, nostalgique, son mobilier d’enfant dans son actuel appartement. Karl reste fidèle à ses convictions, Karl est indémodable.
Mais Karl Lagerfeld, c’est aussi (avant tout ?) un collectionneur. De robes ? De bijoux ? Non. Des livres, du papier que lui ou ses antennes à travers le monde chinent, découvrent et disposent dans sa bibliothèque.. Un goût affiché pour le papier, pour l’enveloppe externe dont il s’est fait le dépositaire. A défaut des éditeurs, il habillera les femmes et sublimera leur beauté. Sa bibliothèque est à son image : grande et dense. Il souhaite trouver ce qu’il veut, quand il veut. D’ailleurs, ce qu’il aime dans chaque quête, c’est la quête en elle-même, non le résultat : « Ce qui est intéressant dans la collection, c’est l’action, pas le final »
Karl ou l’Allemand de naissance mais le Français d’adoption. Un double visage, caché derrière d’épaisses lunettes noires, avec lequel il doit composer. Polyglotte presque pluri-céphale. En génie de couture qu’il est, Karl découpe, assemble et lie les langues étrangères entre elles. Il choisit ses mots comme des étoffes ou des pierres précieuses, faisant fi des barrières linguistiques. Et à ceux qu’il effraierait et lui conseilleraient d’aller consulter, Karl Lagerfeld répond en citant une élève de Freud pour qui la psychanalyse tue la créativité. Protégé, il peut alors se réfugier seul, entouré de livres, dans sa frivolité que lui a transmise sa mère, une des rares pour qui il a du respect. Son coté superficiel dérange ? Peu importe, lui sait que derrière ses bagues ostentatoires sont dissimulées des jeux de mots subtils et des réflexions personnelles que peu de gens peuvent saisir. Car comme il aime à dire « Je ne suis pas là pour faire rire les connards ». De la mode à la poésie et de la France à l’Allemagne, la frontière est mince..
